Jérôme Martin est un spécialiste des politiques du médicament. Enseignant et ancien président d’Act Up-Paris, il a cofondé en 2019 avec Pauline Londeix l’Observatoire de la transparence dans les politiques du médicament (OTMeds). Ensemble, ils ont écrit Combien coûtent nos vies ? Enquête sur les politiques du médicament (aux éditions 10/18) en 2022 et ils ont dirigé l’ouvrage Notre santé nous appartient (chez Armand Colin) paru en janvier 2024.

 

Les politiques du médicament

France Mutualité. On entend de plus en plus parler de pénuries de médicaments. Est-ce un phénomène en réelle augmentation ?

Jérôme Martin. Des pénuries de médicaments, il y en a toujours eu mais là on assiste à une véritable explosion. Entre 2017 et 2023, le nombre de médicaments en rupture de stock, signalé à l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM), a été multiplié par plus de neuf.

Avec l’OTMeds, nous avons publié une étude au tout début du mois d’avril sur la disponibilité des insulines en France. Nous avons montré que certains produits – et on parle là d’insuline, qui est vitale pour les patients – ont manqué aux diabétiques en 2023 alors même que cela n’avait pas été signalé à l’ANSM. Les pénuries sont donc sous-estimées par les chiffres officiels.

F. M. À quoi sont-elles dues ?

M. Les causes sont multifactorielles. Elles tiennent d’abord à la hausse mondiale de la consommation. La population augmente et notamment dans des pays qui commencent à structurer leur système de santé comme certains pays africains, d’Amérique du Sud ou la Chine.

En parallèle, dans des pays comme le nôtre, la population vieillit. Qui dit vieillissement de la population, dit plus de soucis de santé et donc plus de besoins de médicaments.

Au niveau mondial, on assiste également à ce que l’on appelle une transition épidémiologique. Les pays à bas et moyens revenus qui étaient touchés, ces dernières décennies, par les maladies infectieuses, sont désormais confrontés à des maladies non transmissibles qui sont liées au mode de vie sédentaire et à l’alimentation (cancers, problèmes cardiovasculaires…). Or, la production mondiale de médicaments n’a pas suivi la progression de la demande.

F. M. Pourquoi la production n’a-t-elle pas augmenté ?

M. Nous avons fait le choix collectif, dans la plupart des pays, de s’appuyer sur la logique de l’offre et de la demande et de confier la recherche, la production et la mise à disposition à des acteurs privés. Les choix industriels qui en découlent ne sont donc pas forcément compatibles avec des impératifs de santé.

Un exemple très parlant est celui de l’amoxicilline, dont on a beaucoup parlé en 2023. Nous en avons manqué tout simplement, parce qu’en 2020, les gestes barrières qui ont été mis en place contre le Covid-19 et les confinements ont eu pour effet de faire diminuer la circulation des bactéries. Il y a donc eu moins d’infections bactériennes. Les industriels, voyant qu’ils n’allaient pas pouvoir vendre à court terme leurs volumes de production, ont décidé de se réorienter vers d’autres médicaments. La production d’amoxicilline a été arrêtée. Mais redémarrer une ligne de production prend du temps et, en attendant, on se retrouve face à une situation de pénurie.

F. M. Le prix des médicaments a-t-il une influence ?

M. L’idée que des prix trop bas seraient en cause est très souvent reprise par des responsables politiques de tous bords. Mais quand on regarde des pays comme la Suisse où les génériques sont 42 à 48 % plus chers en moyenne que dans le reste de l’Europe, on constate les mêmes pénuries pour les mêmes médicaments.

D’un côté, les nouveaux médicaments qui apparaissent sur le marché sont à des prix de plus en plus exorbitants et, de l’autre, les industriels disent que les anciens ne sont pas assez chers pour qu’ils puissent sécuriser leur production. Problème : nous ne pouvons pas savoir si cette demande est légitime. Nous n’avons pas d’informations sur le coût de production, sur les investissements en recherche et développement des industriels, sur la marge des intermédiaires et surtout, sur les aides publiques à la recherche ou à la production. Or, il y a beaucoup d’aides publiques dans ce secteur. Tant que nous n’avons pas ces éléments-là, nous ne pouvons pas savoir si le prix est juste. Et pourtant, le gouvernement a décidé à l’automne 2023 d’augmenter les prix de certains médicaments.

F. M. Où en est-on de la production française de médicaments ?

M. Même si nous avons des usines en France ou en Europe, notamment des façonniers qui assurent la deuxième partie de la production, nous sommes toujours dépendants au niveau des matières premières. D’après l’Agence européenne du médicament, 80 % proviennent d’Inde et de Chine. C’est problématique. Nous l’avons vu quand l’Inde, au deuxième semestre 2020, puis la Chine, en décembre 2022, ont bloqué leurs exportations de certaines formes de paracétamol et d’ibuprofène. Nous dépendons à la fois d’accords passés entre des entreprises et du bon vouloir des pays producteurs de matière première. Dans le cadre géopolitique tendu que nous vivons, notamment depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie, il n’est pas du tout de l’ordre de la politique-fiction d’imaginer que le médicament puisse servir de levier de pression.

F. M. Quelles seraient alors les solutions ?

M. Pour l’OTMeds, il faut sortir les médicaments de la logique de l’offre et de la demande. Une des voies indispensables, c’est la production locale, au moins en partie publique. Le Brésil par exemple l’a déjà fait ce qui a permis de pourvoir aux besoins en santé de la population dans le cadre du traitement contre le VIH, contre l’hépatite virale ou le paludisme. Alors, bien sûr, cela prendra du temps, mais il faut sortir du modèle actuel et changer de dogme.

Les logiques de profits ont amené les industries et les grandes entreprises du médicament à fermer ou à vendre des usines dans les pays riches et à rouvrir, ou nouer des partenariats avec des usines en Chine ou en Inde car c’était plus rentable et les normes environnementales y étaient moins contraignantes. Mais il n’est pas éthique que la charge environnementale des médicaments que nous consommons soit assumée par d’autres que nous et notamment par des pays plus pauvres. Il faut absolument coordonner ces questions au niveau européen.

En attendant, il est nécessaire d’accroître des stocks de sécurité, tout en gardant conscience que ce n’est pas une mesure de fond. C’est d’ailleurs ce que prévoit une proposition de loi du groupe socialiste à l’Assemblée nationale visant à lutter contre les pénuries de médicaments, pour laquelle nous avons été auditionnés [elle a été adoptée par l’Assemblée nationale le 29 février et doit encore être étudiée par le Sénat, NDLR].

F. M. Dans votre dernier livre vous expliquez que les politiques du médicament ont un impact sur le système de soin. Comment ?

M. Si vous travaillez dans un service d’urgence qui traite les accidents vasculaires cérébraux (AVC), que vous subissez les coupes budgétaires de l’hôpital, qu’il y a un déficit d’infirmiers et si, en plus, les médicaments dont vous avez besoin pour traiter en urgence les patients changent constamment parce qu’il y a des pénuries, vous cumulez les problèmes.

C’est ce que nous avons essayé de montrer dans ce livre : toutes les problématiques comme les pénuries de médicaments, l’état de l’hôpital, le manque de prévention, les déserts médicaux ou encore l’organisation des soins sont imbriquées.

F. M. Les questions de santé publique sont-elles trop délaissées selon vous ?

M. Un des points de départ du livre était notre étonnement vis-à-vis du fait que la santé est la priorité numéro un en France d’après tous les sondages et c’est, en même temps, un sujet dont on parle très peu. Les campagnes électorales de 2022 pour les présidentielles et les législatives ont abordé de temps en temps l’état de l’hôpital mais les autres grandes problématiques de santé ont été totalement ignorées.

Pour remettre la santé au cœur du débat, il faut se rendre compte qu’elle est partout. Il y a des enjeux de santé dans le droit des femmes, dans la défense des minorités de genre, des personnes victimes de racisme, dans le travail, etc. Il faut donc traiter ces questions comme un tout. La santé est un sujet transversal qui est encore trop absent du débat public.

Léa Vandeputte